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La Comedie humaine Volume 17 Etudes de murs b La cousine Bette Le cousin Pons

por Unknown

CapĂ­tulo 1

1863

[Illustration: MADAME MARNELLE. LISBETH.

..... Car elles se traitaient mutuellement de ma petite.

(LA COUSINE BETTE.)]

TROISIÈME LIVRE.

SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.

LES PARENTS PAUVRES.

A DON MICHELE ANGELO CAJETANI, PRINCE DE TÉANO.

Ce n’est ni au prince romain, ni Ă  l’hĂ©ritier de l’illustre maison

de Cajetani qui a fourni des papes Ă  la ChrĂ©tientĂ©, c’est au savant

commentateur de Dante que je dĂ©die ce petit fragment d’une longue

histoire.

Vous m’avez fait apercevoir la merveilleuse charpente d’idĂ©es sur

laquelle le plus grand poĂšte italien a construit son poĂšme, le seul

que les modernes puissent opposer à celui d’Homùre. Jusqu’à ce que

je vous eusse entendu, la DIVINE COMÉDIE me semblait une immense

Ă©nigme, dont le mot n’avait Ă©tĂ© trouvĂ© par personne, et moins par les

commentateurs que par qui que ce soit. Comprendre ainsi Dante, c’est

ĂȘtre grand comme lui; mais toutes les grandeurs vous sont familiĂšres.

Un savant français se ferait une réputation, gagnerait une

chaire et beaucoup de croix, Ă  publier, en un volume dogmatique,

l’improvisation par laquelle vous avez charmĂ© l’une de ces soirĂ©es oĂč

l’on se repose d’avoir vu Rome. Vous ne savez peut-ĂȘtre pas que la

plupart de nos professeurs vivent sur l’Allemagne, sur l’Angleterre,

sur l’Orient ou sur le Nord, comme des insectes sur un arbre; et,

comme l’insecte, ils en deviennent partie intĂ©grante, empruntant leur

valeur de celle du sujet. Or, l’Italie n’a pas encore Ă©tĂ© exploitĂ©e

à chaire ouverte. On ne me tiendra jamais compte de ma discrétion

littĂ©raire. J’aurais pu, vous dĂ©pouillant, devenir un homme docte de

la force de trois Schlegel; tandis que je vais rester simple docteur

en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce

que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicérone, et

joindre votre illustre nom Ă  ceux des Porcia, des San Severino, des

Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans la

COMÉDIE HUMAINE cette alliance intime et continue de l’Italie et

de la France que dĂ©jĂ  le Bandello, cet Ă©vĂȘque, auteur de contes

trĂšs-drĂŽlatiques, consacrait de la mĂȘme maniĂšre, au seiziĂšme siĂšcle,

dans ce magnifique recueil de nouvelles d’oĂč sont issues plusieurs

piĂšces de Shakespeare, quelquefois mĂȘme des rĂŽles entiers, et

textuellement.

Les deux esquisses que je vous dédie constituent les deux éternelles

faces d’un mĂȘme fait. Homo duplex, a dit notre grand Buffon,

pourquoi ne pas ajouter: Res duplex? Tout est double, mĂȘme la

vertu. Aussi MoliÚre présente-t-il toujours les deux cÎtés de tout

problÚme humain; à son imitation, Diderot écrivit un jour: CECI

N’EST PAS UN CONTE, le chef-d’Ɠuvre de Diderot peut-ĂȘtre, oĂč il

offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par

Gardanne, en regard de celle d’un parfait amant tuĂ© par sa maĂźtresse.

Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux

de sexe diffĂ©rent. C’est une fantaisie littĂ©raire Ă  laquelle on

peut sacrifier une fois, surtout dans un ouvrage oĂč l’on essaie de

reprĂ©senter toutes les formes qui servent de vĂȘtement Ă  la pensĂ©e.

La plupart des disputes humaines viennent de ce qu’il existe à la

fois des savants et des ignorants, constitués de maniÚre à ne jamais

voir qu’un seul cĂŽtĂ© des faits ou des idĂ©es; et chacun de prĂ©tendre

que la face qu’il a vue est la seule vraie, la seule bonne. Aussi

le Livre Saint a-t-il jeté cette prophétique parole: Dieu livra le

monde aux discussions. J’avoue que ce seul passage de l’Écriture

devrait engager le Saint-Siége à vous donner le gouvernement des

deux Chambres pour obéir à cette sentence commentée, en 1814, par

l’ordonnance de Louis XVIII.

Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protÚgent les deux

épisodes des PARENTS PAUVRES

De votre affectionné serviteur,

DE BALZAC.

Paris, août-septembre 1846.

PREMIER ÉPISODE.

LA COUSINE BETTE.

PREMIÈRE PARTIE.

LE PÈRE PRODIGUE.

Vers le milieu du mois de juillet de l’annĂ©e 1838, une de ces voitures

nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées

des milords, cheminait, rue de l’UniversitĂ©, portant un gros homme de

taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale.

Dans le nombre de ces Parisiens accusĂ©s d’ĂȘtre si spirituels, il s’en

trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs

habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez

dĂ©pravĂ©s pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnĂ©es Ă 

l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire.

La physionomie de ce capitaine appartenant à la deuxiÚme légion

respirait un contentement de lui-mĂȘme qui faisait resplendir son teint

rougeaud et sa figure passablement joufflue. A cette auréole que la

richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés,

on devinait l’un des Ă©lus de Paris, au moins ancien adjoint de son

arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la LĂ©gion-d’Honneur ne

manquait pas sur la poitrine, crùnement bombée à la prussienne. Campé

fiÚrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer

son regard sur les passants qui souvent, Ă  Paris, recueillent ainsi

d’agrĂ©ables sourires adressĂ©s Ă  de beaux yeux absents.

Le milord arrĂȘta dans la partie de la rue comprise entre la rue de

Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison

nouvellement bñtie sur une portion de la cour d’un vieil hîtel à

jardin. On avait respectĂ© l’hĂŽtel qui demeurait dans sa forme primitive

au fond de la cour diminuée de moitié.

A la maniĂšre seulement dont le capitaine accepta les services du cocher

pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire. Il y a

des gestes dont la franche lourdeur a toute l’indiscrĂ©tion d’un acte

de naissance. Le capitaine remit son gant jaune Ă  sa main droite,

et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du

rez-de-chaussĂ©e de l’hĂŽtel d’un air qui disait: «Elle est Ă  moi!» Les

portiers de Paris ont le coup d’Ɠil savant, ils n’arrĂȘtent point les

gens dĂ©corĂ©s, vĂȘtus de bleu, Ă  dĂ©marche pesante; enfin ils connaissent

les riches.

Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron

Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la RĂ©publique, ancien

intendant-gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e, et alors directeur d’une des plus

importantes administrations du MinistĂšre de la Guerre, Conseiller

d’État, grand-officier de la LĂ©gion-d’Honneur, etc., etc.

Ce baron Hulot s’était nommĂ© lui-mĂȘme d’Ervy, lieu de sa naissance,

pour se distinguer de son frÚre, le célÚbre général Hulot, colonel des

grenadiers de la garde impĂ©riale, que l’Empereur avait créé comte de

Forzheim, aprÚs la campagne de 1809. Le frÚre aßné, le comte, chargé

de prendre soin de son frùre cadet, l’avait, par prudence paternelle,

placĂ© dans l’administration militaire oĂč, grĂące Ă  leurs doubles

services, le baron obtint et mérita la faveur de Napoléon. DÚs 1807, le

baron Hulot était intendant-général des armées en Espagne.

AprÚs avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour

remettre en place son habit, qui s’était autant retroussĂ© par derriĂšre

que par devant, poussĂ© par l’action d’un ventre pyriforme. Admis

aussitĂŽt qu’un domestique en livrĂ©e l’eut aperçu, cet homme important

et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du

salon:--Monsieur Crevel!

En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui

le portait, une grande femme blonde, trÚs-bien conservée, parut avoir

reçu comme une commotion électrique et se leva.

--Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle

vivement à sa fille qui brodait à quelques pas d’elle.

AprÚs avoir gracieusement salué le capitaine, mademoiselle Hortense

Hulot sortit par une porte-fenĂȘtre, en emmenant avec elle une vieille

fille sĂšche qui paraissait plus ĂągĂ©e que la baronne, quoiqu’elle eĂ»t

cinq ans de moins.

--Il s’agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l’oreille de sa

petite cousine Hortense sans paraßtre offensée de la façon dont la

baronne s’y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien.

La mise de cette cousine eĂ»t au besoin expliquĂ© ce sans-gĂȘne.

Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de

Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de la Restauration, une

collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille

cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux

revendeuses de la halle. A l’aspect de souliers en peau de chùvre dont

la façon annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait

hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car

elle ressemblait tout à fait à une couturiÚre en journée. Néanmoins

la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux

à monsieur Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe

d’intelligence.

--Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselle Fischer? dit-il.

--Vous n’avez pas de monde? demanda la cousine Bette.

--Mes enfants et vous, voilà tout, répliqua le visiteur.

--Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi.

--Me voici, madame, Ă  vos ordres, dit le capitaine de la milice

bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot.

Et il jeta sur madame Hulot un regard comme Tartuffe en jette Ă  Elmire,

quand un acteur de province croit nécessaire de marquer les intentions

de ce rĂŽle, Ă  Poitiers ou Ă  Coutances.

--Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup

mieux que dans ce salon pour causer d’affaires, dit madame Hulot en

dĂ©signant une piĂšce voisine qui, dans l’ordonnance de l’appartement,

formait un salon de jeu.

Cette piĂšce n’était sĂ©parĂ©e que par une lĂ©gĂšre cloison du boudoir

dont la croisée donnait sur le jardin, et madame Hulot laissa

monsieur Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de

fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût

y venir Ă©couter. Elle eut mĂȘme la prĂ©caution de fermer Ă©galement la

porte-fenĂȘtre du grand salon, en souriant Ă  sa fille et Ă  sa cousine

qu’elle vit Ă©tablies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle

revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin d’entendre

ouvrir celle du grand salon, si quelqu’un y entrait. En allant et

venant ainsi, la baronne, n’étant observĂ©e par personne, laissait dire

Ă  sa physionomie toute sa pensĂ©e; et qui l’aurait vue, eĂ»t Ă©tĂ© presque

Ă©pouvantĂ© de son agitation. Mais en revenant de la porte d’entrĂ©e du

grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve

impĂ©nĂ©trable que toutes les femmes, mĂȘme les plus franches, semblent

avoir Ă  commandement.

Pendant ces préparatifs au moins singuliers, le garde national

examinait l’ameublement du salon oĂč il se trouvait. En voyant les

rideaux de soie, anciennement rouges, dĂ©teints en violet par l’action

du soleil, et limĂ©s sur les plis par un long usage, un tapis d’oĂč

les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie

marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain,

de contentement et d’espĂ©rance se succĂ©dĂšrent naĂŻvement sur sa plate

figure de commerçant parvenu. Il se regardait dans la glace, par-dessus

une vieille pendule-Empire, en se passant lui-mĂȘme en revue, quand le

froufrou de la robe de soie lui annonça la baronne. Et il se remit

aussitĂŽt en position.

AprĂšs s’ĂȘtre jetĂ©e sur un petit canapĂ©, qui certes avait Ă©tĂ© fort beau

vers 1809, la baronne indiquant Ă  Crevel un fauteuil dont les bras

Ă©taient terminĂ©s par des tĂȘtes de sphinx bronzĂ©es dont la peinture s’en

allait par écailles en laissant voir le bois par places, lui fit signe

de s’asseoir.

--Ces prĂ©cautions que vous prenez, madame, seraient d’un charmant

augure pour un...

--Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le garde national.

--Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur son cƓur et

roulant des yeux qui font presque toujours rire une femme quand elle

leur voit froidement une pareille expression, amant! amant! dites

ensorcelé?

--Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne trop sĂ©rieuse pour

pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix ans de moins que

monsieur Hulot, je le sais; mais, à mon ñge, les folies d’une femme

doivent ĂȘtre justifiĂ©es par la beautĂ©, par la jeunesse, par la

célébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nous

Ă©blouissent au point de nous faire tout oublier, mĂȘme notre Ăąge. Si

vous avez cinquante mille livres de rentes, votre Ăąge contrebalance

bien votre fortune; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vous ne

possédez rien...

--Et l’amour? dit le garde national en se levant et s’avançant, un

amour qui...

--Non, monsieur, de l’entĂȘtement! dit la baronne en l’interrrompant

pour en finir avec cette ridiculité.

--Oui, de l’entĂȘtement et de l’amour, reprit-il, mais aussi quelque

chose de mieux, des droits...

--Des droits? s’écria madame Hulot qui devint sublime de mĂ©pris, de

dĂ©fi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nous ne finirons

jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pour causer de ce qui

vous en a fait bannir malgrĂ© l’alliance de nos deux familles...

--Je l’ai cru...

--Encore! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, Ă  la maniĂšre leste

et dĂ©gagĂ©e dont je parle d’amant, d’amour, de tout ce qu’il y a de

plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitement sûre de rester

vertueuse? Je ne crains rien, pas mĂȘme d’ĂȘtre soupçonnĂ©e en m’enfermant

avec vous. Est-ce là la conduite d’une femme faible? Vous savez bien

pourquoi je vous ai prié de venir!...

--Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.

Il se pinça les lÚvres et se remit en position.

--Et bien! je serai brÚve pour abréger notre mutuel supplice, dit la

baronne Hulot en regardant Crevel.

Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eût reconnu

les grñces d’un ancien commis-voyageur.

--Notre fils a épousé votre fille...

--Et si c’était Ă  refaire!... dit Crevel.

--Ce mariage ne se ferait pas, rĂ©pondit vivement la baronne, je m’en

doute. NĂ©anmoins, vous n’avez pas Ă  vous plaindre. Mon fils est

non-seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici

député depuis un an, et son début à la chambre est assez éclatant pour

faire supposer qu’avant peu de temps il sera ministre. Victorin a Ă©tĂ©

nommé deux fois rapporteur de lois importantes, et il pourrait déjà

devenir, s’il le voulait, avocat-gĂ©nĂ©ral Ă  la Cour de Cassation. Si

donc vous me donnez Ă  entendre que vous avez un gendre sans fortune...

--Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, ce qui me

semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués en dot à ma

fille, deux cents ont passé, Dieu sait à quoi!... à payer les dettes de

monsieur votre fils, Ă  meubler mirobolamment sa maison, une maison

de cinq cent mille francs qui rapporte Ă  peine quinze mille francs,

puisqu’il en occupe la plus belle partie, et sur laquelle il redoit

deux cent soixante mille francs... Le produit couvre Ă  peine les

intĂ©rĂȘts de la dette. Cette annĂ©e, je donne Ă  ma fille une vingtaine de

mille francs pour qu’elle puisse nouer les deux bouts. Et mon gendre,

qui gagnait trente mille francs au Palais, disait-on, va négliger le

Palais pour la Chambre...

--Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’Ɠuvre, et nous Ă©loigne

du sujet. Mais, pour en finir lĂ -dessus, si mon fils devient ministre,

s’il vous fait nommer officier de la LĂ©gion-d’Honneur, et conseiller de

PrĂ©fecture Ă  Paris, pour un ancien parfumeur, vous n’aurez pas Ă  vous

plaindre?...

--Ah! nous y voici, madame. Je suis un épicier, un boutiquier,

un ancien dĂ©bitant de pĂąte d’amande, d’eau de Portugal, d’huile

cĂ©phalique, on doit me trouver bien honorĂ© d’avoir mariĂ© ma fille

unique au fils de monsieur le baron Hulot d’Ervy, ma fille sera

baronne. C’est RĂ©gence, c’est Louis XV, ƒil-de-BƓuf! c’est trĂšs-bien...

J’aime CĂ©lestine comme on aime une fille unique, je l’aime tant

que, pour ne lui donner ni frĂšre ni sƓur, j’ai acceptĂ© tous les

inconvĂ©nients du veuvage Ă  Paris (et dans la force de l’ñge, madame!),

mais sachez bien que, malgré cet amour insensé pour ma fille, je

n’entamerai pas ma fortune pour votre fils dont les dĂ©penses ne me

paraissent pas claires, à moi, ancien négociant...

--Monsieur, vous voyez en ce moment mĂȘme au MinistĂšre du Commerce,

monsieur Popinot, un ancien droguiste de la rue des Lombards.

--Mon ami, madame!... dit le parfumeur retiré; car moi, Célestin

Crevel, ancien premier commis du pĂšre CĂ©sar Birotteau, j’ai achetĂ©

le fonds dudit Birotteau, beau-pÚre de Popinot, lequel Popinot était

simple commis dans cet Ă©tablissement, et c’est lui qui me le rappelle,

car il n’est pas fier (c’est une justice à lui rendre) avec les gens

bien posés et qui possÚdent soixante mille francs de rente.

--Eh bien! monsieur, les idées que vous qualifiez par le mot Régence

ne sont donc plus de mise Ă  une Ă©poque oĂč l’on accepte les hommes pour

leur valeur personnelle? et c’est ce que vous avez fait en mariant

votre fille Ă  mon fils...

--Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage!... s’écria Crevel.

Ah! maudite vie de garçon! Sans mes déportements, ma Célestine serait

aujourd’hui la vicomtesse Popinot!

--Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faits accomplis,

reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet de plainte que me

donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a pu se marier, le

mariage dĂ©pendait entiĂšrement de vous, j’ai cru Ă  des sentiments

gĂ©nĂ©reux chez vous, j’ai pensĂ© que vous auriez rendu justice Ă  une

femme qui n’a jamais eu dans le cƓur d’autre image que celle de

son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pour elle de ne pas

recevoir un homme capable de la compromettre, et que vous vous seriez

empressĂ©, par honneur pour la famille Ă  laquelle vous vous ĂȘtes alliĂ©,

de favoriser l’établissement d’Hortense avec monsieur le conseiller

Lebas... Et vous, monsieur, vous avec fait manquer ce mariage...

--Madame, rĂ©pondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnĂȘte homme. On

est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués

Ă  mademoiselle Hortense seraient payĂ©s. J’ai rĂ©pondu textuellement

ceci: «--Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot

a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que si

monsieur Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain.»

VoilĂ , belle dame.

--Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda madame Hulot en

regardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manquĂ© Ă  mes devoirs?...

--Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chĂšre Adeline, s’écria ce

singulier amant en coupant la parole Ă  la baronne, car vous trouveriez

la dot dans mon portefeuille...

Et joignant la preuve Ă  la parole, le gros Crevel mit un genou en terre

et baisa la main de madame Hulot, en la voyant plongée par ces paroles

dans une muette horreur qu’il prit pour de l’hĂ©sitation.

--Acheter le bonheur de ma fille au prix de... Oh! levez-vous,

monsieur, ou je sonne.

L’ancien parfumeur se releva trùs-difficilement. Cette circonstance le

rendit si furieux, qu’il se remit en position. Presque tous les hommes

affectionnent une posture par laquelle ils croient faire ressortir tous

les avantages dont les a doués la nature. Cette attitude, chez Crevel,

consistait Ă  se croiser les bras Ă  la NapolĂ©on, en mettant sa tĂȘte de

trois quarts, et jetant son regard comme le peintre le lui faisait

lancer dans son portrait, c’est-à-dire à l’horizon.

--Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foi à un

libert...

--A un mari, monsieur, qui en est digne, reprit madame Hulot en

interrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un mot qu’elle ne

voulait pas entendre.

--Tenez, madame, vous m’avez Ă©crit de venir, vous voulez savoir

les raisons de ma conduite, vous me poussez Ă  bout avec vos airs

d’impĂ©ratrice, avec votre dĂ©dain, et votre... mĂ©pris! Ne dirait-on pas

que je suis un nĂšgre? Je vous le rĂ©pĂšte, croyez-moi! j’ai le droit de

vous... de vous faire la cour... car... Mais, non, je vous aime assez

pour me taire...

--Parlez, monsieur, j’ai dans quelques jours quarante-huit ans, je ne

suis pas sottement prude, je puis tout écouter...

--Voyons, me donnez-vous votre parole d’honnĂȘte femme, car vous ĂȘtes,

malheureusement pour moi, une honnĂȘte femme, de ne jamais me nommer, de

ne pas dire que je vous livre ce secret?...

--Si c’est la condition de la rĂ©vĂ©lation, je jure de ne nommer Ă 

personne, pas mĂȘme Ă  mon mari, la personne de qui j’aurai su les

énormités que vous allez me confier.

--Je le crois bien, car il ne s’agit que de vous et de lui...

Madame Hulot pĂąlit.

--Ah! si vous aimez encore Hulot, vous allez souffrir! Voulez-vous que

je me taise?...

--Parlez, monsieur, car il s’agit, selon vous, de justifier à mes yeux

les Ă©tranges dĂ©clarations que vous m’avez faites, et votre persistance

Ă  tourmenter une femme de mon Ăąge, qui voudrait marier sa fille et

puis... mourir en paix!

--Vous le voyez, vous ĂȘtes malheureuse...

--Moi, monsieur?

--Oui, belle et noble crĂ©ature! s’écria Crevel, tu n’as que trop

souffert...

--Monsieur, taisez-vous et sortez! ou parlez-moi convenablement.

--Savez-vous, madame, comment le sieur Hulot et moi, nous nous sommes

connus?... chez nos maĂźtresses, madame.

--Oh! monsieur...

--Chez nos maĂźtresses, madame, rĂ©pĂ©ta Crevel d’un ton mĂ©lodramatique et

en rompant sa position pour faire un geste de la main droite.

--Eh bien! aprĂšs, monsieur?... dit tranquillement la baronne au grand

ébahissement de Crevel.

Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandes ùmes.

--Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme un homme

qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier, dans

l’intĂ©rĂȘt de ma fille que j’idolĂątre, ne voulant pas non plus avoir

d’accointances chez moi, quoique j’eusse alors une trùs-jolie dame de

comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles une petite ouvriùre

de quinze ans, d’une beautĂ© miraculeuse et de qui, je l’avoue, je

devins amoureux Ă  en perdre la tĂȘte. Aussi, madame, ai-je priĂ© ma

propre tante, que j’ai fait venir de mon pays (la sƓur de ma mùre!) de

vivre avec cette charmante crĂ©ature et de la surveiller pour qu’elle

restĂąt aussi sage que possible dans cette situation, comment dire?...

chocnoso... non, illicite!... La petite, dont la vocation pour la

musique Ă©tait visible, a eu des maĂźtres, elle a reçu de l’éducation

(il fallait bien l’occuper!). Et d’ailleurs, je voulais ĂȘtre Ă  la

fois son pĂšre, son bienfaiteur, et, lĂąchons le mot, son amant; faire

d’une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie. J’ai Ă©tĂ©

heureux cinq ans. La petite a l’une de ces voix qui sont la fortune

d’un théùtre, et je ne peux la qualifier autrement qu’en disant que

c’est Duprez en jupon. Elle m’a coĂ»tĂ© deux mille francs par an,

uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Elle m’a rendu

fou de la musique, j’ai eu pour elle et pour ma fille une loge aux

Italiens. J’y allais alternativement un jour avec CĂ©lestine, un jour

avec Josépha...

--Comment, cette illustre cantatrice?...

--Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Josépha me

doit tout... Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834, croyant

l’avoir attachĂ©e Ă  moi pour toujours, et devenu trĂšs-faible avec elle,

je voulus lui donner quelques distractions, je lui laissai voir une

jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont la destinée avait quelque

similitude avec la sienne. Cette actrice devait aussi tout Ă  un

protecteur, qui l’avait Ă©levĂ©e Ă  la brochette. Ce protecteur Ă©tait le

baron Hulot...

--Je le sais, monsieur, dit la baronne d’une voix calme et sans la

moindre altération.

--Ah! bah! s’écria Crevel de plus en plus Ă©bahi. Bien! Mais savez-vous

que votre monstre d’homme a protĂ©gĂ© Jenny Cadine, Ă  l’ñge de treize

ans?

--Eh bien! monsieur, aprĂšs? dit la baronne.

--Comme Jenny Cadine, reprit l’ancien nĂ©gociant, en avait vingt, ainsi

que JosĂ©pha, lorsqu’elles se sont connues, le baron jouait le rĂŽle de

Louis XV vis-Ă -vis de mademoiselle de Romans, dĂšs 1826, et vous aviez

alors douze ans de moins...

--Monsieur, j’ai eu des raisons pour laisser à monsieur Hulot sa

liberté.

--Ce mensonge-lĂ , madame, suffira sans doute Ă  effacer tous les

péchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis,

rĂ©pliqua Crevel d’un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela,

femme sublime et adorĂ©e, Ă  d’autres; mais pas au pĂšre Crevel, qui,

sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des parties carrées avec

votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce que vous valez! Il

s’adressait parfois des reproches, entre deux vins, en me dĂ©taillant

vos perfections. Oh! je vous connais bien: vous ĂȘtes un ange. Entre

une jeune fille de vingt ans et vous, un libertin hésiterait, moi je

n’hĂ©site pas.

--Monsieur!...

--Bien, je m’arrĂȘte... Mais apprenez, sainte et digne femme, que les

maris, une fois gris, racontent bien des choses de leurs épouses chez

leurs maßtresses qui en rient, comme des crevées.

Des larmes de pudeur, qui roulĂšrent entre les beaux cils de madame

Hulot, arrĂȘtĂšrent net le garde national et il ne pensa plus Ă  se

remettre en position.

--Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi, par nos

coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est trĂšs-aimable, et

vraiment bon enfant. Oh! m’a-t-il plu, ce drîle-là! Non, il avait des

inventions... enfin laissons lĂ  ces souvenirs... Nous sommes devenus

comme deux frÚres... Le scélérat, tout à fait Régence, essayait bien

de me dĂ©praver, de me prĂȘcher le saint-simonisme en fait de femmes,

de me donner des idées de grand seigneur, de justaucorps bleu; mais,

voyez-vous, j’aimais ma petite Ă  l’épouser, si je n’avais pas craint

d’avoir des enfants. Entre deux vieux papas, amis comme... comme nous

l’étions, comment voulez-vous que nous n’ayons pas pensĂ© Ă  marier nos

enfants? Trois mois aprÚs le mariage de son fils avec ma Célestine,

Hulot, (je ne sais pas comment je prononce son nom, l’infñme! car

il nous a trompĂ©s tous les deux, madame!...) eh bien! l’infĂąme m’a

soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté par un jeune

Conseiller d’État et par un artiste (excusez du peu!) dans le cƓur de

Jenny Cadine, dont les succÚs étaient de plus en plus esbrouffants,

et il m’a pris ma pauvre petite maütresse, un amour de femme; mais

vous l’avez vue assurĂ©ment aux Italiens oĂč il l’a fait entrer par son

crĂ©dit. Votre homme n’est pas aussi sage que moi, qui suis rĂ©glĂ© comme

un papier de musique, (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny

Cadine qui lui coûtait bien prÚs de trente mille francs par an). Eh

bien! sachez-le, il achÚve de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame,

est juive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffre

israĂ©lite pour pouvoir la reconnaĂźtre, car c’est une enfant abandonnĂ©e

en Allemagne (les recherches que j’ai faites prouvent qu’elle est la

fille naturelle d’un riche banquier juif). Le théùtre, et surtout les

instructions que Jenny Cadine, madame Schontz, Malaga, Carabine ont

données sur la maniÚre de traiter les vieillards, à cette petite que je

tenais dans une voie honnĂȘte et peu coĂ»teuse, ont dĂ©veloppĂ© chez elle

l’instinct des premiers HĂ©breux pour l’or et les bijoux, pour le Veau

d’or! La cantatrice cĂ©lĂšbre, devenue Ăąpre Ă  la curĂ©e, veut ĂȘtre riche,

trùs-riche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu’on dissipe pour

elle. Elle s’est essayĂ©e sur le sieur Hulot, qu’elle a plumĂ© net, oh!

plumĂ©, ce qui s’appelle rasĂ©! Ce malheureux, aprĂšs avoir luttĂ© contre

un des Keller et le marquis d’Esgrignon, fous tous deux de JosĂ©pha,

sans compter les idolĂątres inconnus, va se la voir enlever par ce duc

si puissamment riche qui protĂ©ge les arts. Comment l’appelez-vous?...

un nain?... ah! le duc d’HĂ©rouville. Ce grand seigneur a la prĂ©tention

d’avoir Ă  lui seul JosĂ©pha, tout le monde courtisanesque en parle, et

le baron n’en sait rien; car il en est au treiziùme arrondissement

comme dans tous les autres: l’amant est, comme les maris, le dernier

instruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant? Votre époux, belle

dame, m’a privĂ© de mon bonheur, de la seule joie que j’ai eue depuis

mon veuvage. Oui, si je n’avais pas eu le malheur de rencontrer ce

vieux roquentin, je posséderais encore Josépha; car, moi, voyez-vous,

je ne l’aurais jamais mise au théùtre, elle serait restĂ©e obscure,

sage, et à moi. Oh! si vous l’aviez vue, il y a huit ans: mince et

nerveuse, le teint dorĂ© d’une Andalouse, comme on dit, les cheveux

noirs et luisants comme du satin, un Ɠil à longs cils bruns qui jetait

des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie

de la pauvretĂ©, de la grĂące honnĂȘte, de la gentillesse comme une biche

sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout

est devenu piége à loup, chatiÚre à piÚces de cent sous. La petite est

la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague, aujourd’hui,

elle qui ne connaissait rien de rien, pas mĂȘme ce mot-lĂ !

En ce moment, l’ancien parfumeur s’essuya les yeux oĂč roulaient

quelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur madame Hulot

qui sortit de la rĂȘverie oĂč elle Ă©tait tombĂ©e.

--Eh bien! madame, est-ce à cinquante-deux ans qu’on retrouve un pareil

trĂ©sor? A cet Ăąge, l’amour coĂ»te trente mille francs par an, j’en

ai su le chiffre par votre mari, et moi, j’aime trop CĂ©lestine pour

la ruiner. Quand je vous ai vue, à la premiÚre soirée que vous nous

avez donnĂ©e, je n’ai pas compris que ce scĂ©lĂ©rat de Hulot entretĂźnt

une Jenny Cadine... Vous aviez l’air d’une impĂ©ratrice. Vous n’avez

pas trente ans, madame, reprit-il, vous me paraissez jeune, vous ĂȘtes

belle. Ma parole d’honneur, ce jour-lĂ  j’ai Ă©tĂ© touchĂ© Ă  fond, je me

disais: «Si je n’avais pas ma JosĂ©pha, puisque le pĂšre Hulot dĂ©laisse

sa femme, elle m’irait comme un gant.» Ah! pardon! c’est un mot de

mon ancien Ă©tat. Le parfumeur revient de temps en temps, c’est ce

qui m’empĂȘche d’aspirer Ă  la dĂ©putation. Aussi, lorsque j’ai Ă©tĂ© si

lùchement trompé par le baron, car entre vieux drÎles comme nous, les

maĂźtresses de nos amis devraient ĂȘtre sacrĂ©es, me suis-je jurĂ© de lui

prendre sa femme. C’est justice. Le baron n’aurait rien à dire, et

l’impunitĂ© nous est acquise. Vous m’avez mis Ă  la porte comme un chien

galeux aux premiers mots que je vous ai touchĂ©s de l’état de mon cƓur;

vous avez redoublĂ© par lĂ  mon amour, mon entĂȘtement, si vous voulez, et

vous serez Ă  moi.

--Et comment?

--Je ne sais pas, mais ce sera. Voyez-vous, madame, un imbécile de

parfumeur (retirĂ©!) qui n’a qu’une idĂ©e en tĂȘte, est plus fort qu’un

homme d’esprit qui en a des milliers. Je suis toquĂ© de vous, et vous

ĂȘtes ma vengeance! c’est comme si j’aimais deux fois. Je vous parle Ă 

cƓur ouvert, en homme rĂ©solu. De mĂȘme que vous me dites: «je ne serai

pas à vous,» je cause froidement avec vous. Enfin, selon le proverbe,

je joue cartes sur table. Oui, vous serez à moi, dans un temps donné...

Oh! vous auriez cinquante ans, vous seriez encore ma maĂźtresse. Et ce

sera, car moi j’attends tout de votre mari...

Madame Hulot jeta sur ce bourgeois calculateur un regard si fixe de

terreur, qu’il la crut devenue folle, et il s’arrĂȘta.

--Vous l’avez voulu, vous m’avez couvert de votre mĂ©pris, vous m’avez

dĂ©fiĂ©, j’ai parlĂ©! dit-il en Ă©prouvant le besoin de justifier la

sauvagerie de ses derniĂšres paroles.

--Oh! ma fille, ma fille! s’écria la baronne d’une voix de mourante.

--Ah! je ne connais plus rien! reprit Crevel. Le jour oĂč JosĂ©pha m’a

Ă©tĂ© prise, j’étais comme une tigresse Ă  qui l’on a enlevĂ© ses petits...

Enfin, j’étais comme je vous vois en ce moment. Votre fille! c’est,

pour moi, le moyen de vous obtenir. Oui, j’ai fait manquer le mariage

de votre fille!... et vous ne la marierez point sans mon secours!

Quelque belle que soit mademoiselle Hortense, il lui faut une dot...

--HĂ©las! oui! dit la baronne en s’essuyant les yeux.

--Eh bien! essayez de demander dix mille francs au baron, reprit Crevel

qui se remit en position.

Il attendit pendant un moment, comme un acteur qui marque un temps.

--S’il les avait, il les donnerait Ă  celle qui remplacera JosĂ©pha!

dit-il en forçant son mĂ©dium. Dans la voie oĂč il est, s’arrĂȘte-t-on?

Il aime d’abord trop les femmes! (Il y a en tout un juste milieu,

comme a dit notre Roi.) Et puis la vanitĂ© s’en mĂȘle! C’est un bel

homme! Il vous mettra tous sur la paille pour son plaisir. Vous ĂȘtes

dĂ©jĂ  d’ailleurs sur le chemin de l’hĂŽpital. Tenez, depuis que je n’ai

mis les pieds chez vous, vous n’avez pas pu renouveler le meuble de

votre salon. Le mot GÊNE est vomi par toutes les lĂ©zardes de ces

étoffes. Quel est le gendre qui ne sortira pas épouvanté des preuves

mal déguisées de la plus horrible des misÚres, celle des gens comme il

faut? J’ai Ă©tĂ© boutiquier, je m’y connais. Il n’y a rien de tel que

le coup d’Ɠil du marchand de Paris pour savoir dĂ©couvrir la richesse

rĂ©elle et la richesse apparente... Vous ĂȘtes sans le sou, dit-il Ă  voix

basse. Cela se voit en tout, mĂȘme sur l’habit de votre domestique.

Voulez-vous que je vous rĂ©vĂšle d’affreux mystĂšres qui vous sont

cachés?...

--Monsieur, dit madame Hulot qui pleurait Ă  mouiller son mouchoir,

assez! assez!

--Eh bien! mon gendre donne de l’argent à son pùre, et voilà ce que je

voulais vous dire, en débutant, sur le train de votre fils. Mais je

veille aux intĂ©rĂȘts de ma fille... soyez tranquille.

--Oh! marier ma fille et mourir!... dit la malheureuse femme qui perdit

la tĂȘte.

--Eh bien! en voici le moyen! reprit Crevel.

Madame Hulot regarda Crevel avec un air d’espĂ©rance qui changea si

rapidement sa physionomie, que ce seul mouvement aurait dĂ» attendrir

Crevel et lui faire abandonner son projet ridicule.

--Vous serez belle encore dix ans, reprit Crevel en position, ayez des

bontĂ©s pour moi, et mademoiselle Hortense est mariĂ©e. Hulot m’a donnĂ©

le droit, comme je vous disais, de poser le marché, tout crûment, et il

ne se fñchera pas. Depuis trois ans, j’ai fait valoir mes capitaux, car

mes fredaines ont Ă©tĂ© restreintes. J’ai trois cent mille francs de gain

en dehors de ma fortune, ils sont Ă  vous...

--Sortez, monsieur, dit madame Hulot, sortez, et ne reparaissez

jamais devant moi. Sans la nĂ©cessitĂ© oĂč vous m’avez mise de savoir le

secret de votre lĂąche conduite dans l’affaire du mariage projetĂ© pour

Hortense... Oui, lĂąche... reprit-elle Ă  un geste de Crevel. Comment

faire peser de pareilles inimitiés sur une pauvre fille, sur une belle

et innocente crĂ©ature?... Sans cette nĂ©cessitĂ© qui poignait mon cƓur de

mĂšre, vous ne m’auriez jamais reparlĂ©, vous ne seriez plus rentrĂ© chez

moi. Trente-deux ans d’honneur, de loyautĂ© de femme ne pĂ©riront pas

sous les coups de monsieur Crevel...

--Ancien parfumeur, successeur de César de Birotteau, à la Reine

des Roses, rue Saint-Honoré, dit railleusement Crevel, ancien

adjoint au maire, capitaine de la garde nationale, chevalier de la

LĂ©gion-d’Honneur, absolument comme mon prĂ©dĂ©cesseur...

--Monsieur, reprit la baronne, monsieur Hulot, aprĂšs vingt ans de

constance, a pu se lasser de sa femme, ceci ne regarde que moi; mais

vous voyez, monsieur, qu’il a mis bien du mystĂšre Ă  ses infidĂ©litĂ©s,

car j’ignorais qu’il vous eĂ»t succĂ©dĂ© dans le cƓur de mademoiselle

Josépha...

--Oh! s’écria Crevel, Ă  prix d’or, madame... Cette fauvette lui coĂ»te

plus de cent mille francs depuis deux ans. Ah! ah! vous n’ĂȘtes pas au

bout...

--TrĂȘve Ă  tout ceci, monsieur Crevel. Je ne renoncerai pas pour vous

au bonheur qu’une mĂšre Ă©prouve Ă  pouvoir embrasser ses enfants sans se

sentir un remords au cƓur, Ă  se voir respectĂ©e, aimĂ©e par sa famille,

et je rendrai mon Ăąme Ă  Dieu sans souillure...

--Amen! dit Crevel avec cette amertume diabolique qui se répand

sur la figure des gens à prétention quand ils ont échoué de nouveau

dans de pareilles entreprises. Vous ne connaissez pas la misĂšre Ă 

son dernier pĂ©riode, la honte... le dĂ©shonneur... J’ai tentĂ© de vous

éclairer, je voulais vous sauver, vous et votre fille!... eh bien! vous

épelerez la parabole moderne du pÚre prodigue, depuis la premiÚre

jusqu’à la derniĂšre lettre. Vos larmes et votre fiertĂ© me touchent,

car voir pleurer une femme qu’on aime, c’est affreux!... dit Crevel en

s’asseyant. Tout ce que je puis vous promettre, chùre Adeline, c’est de

ne rien faire contre vous, ni contre votre mari; mais n’envoyez jamais

aux renseignements chez moi. VoilĂ  tout!

--Que faire, donc? s’écria madame Hulot.

Jusque-lĂ , la baronne avait soutenu courageusement les triples tortures

que cette explication imposait à son cƓur, car elle souffrait comme

femme, comme mÚre et comme épouse. En effet, tant que le beau-pÚre de

son fils s’était montrĂ© rogue et agressif, elle avait trouvĂ© de la

force dans la rĂ©sistance qu’elle opposait Ă  la brutalitĂ© du boutiquier;

mais la bonhomie qu’il manifestait au milieu de son exaspĂ©ration

d’amant rebutĂ©, de beau garde national humiliĂ©, dĂ©tendit ses fibres

montées à se briser; elle se tordit les mains, elle fondit en larmes,

et elle Ă©tait dans un tel Ă©tat d’abattement stupide, qu’elle se laissa

baiser les mains par Crevel Ă  genoux.

--Mon Dieu! que devenir? reprit-elle en s’essuyant les yeux. Une mùre

peut-elle voir froidement sa fille dépérir sous ses yeux? Quel sera le

sort d’une si magnifique crĂ©ature, aussi forte de sa vie chaste auprĂšs

de sa mÚre, que de sa nature privilégiée! Par certains jours, elle se

promĂšne dans le jardin, triste, sans savoir pourquoi; je la trouve avec

des larmes dans les yeux...

--Elle a vingt-un ans, dit Crevel.

--Faut-il la mettre au couvent? demanda la baronne, car dans de

pareilles crises, la religion est souvent impuissante contre la nature,

et les filles les plus pieusement Ă©levĂ©es perdent la tĂȘte!... Mais

levez-vous donc, monsieur, ne voyez-vous pas que, maintenant, tout est

fini entre nous, que vous me faites horreur, que vous avez renversé la

derniĂšre espĂ©rance d’une mĂšre!...

--Et si je la relevais?... dit-il.

Madame Hulot regarda Crevel avec une expression délirante qui le

toucha; mais il refoula la pitiĂ© dans son cƓur, Ă  cause de ce mot:

Vous me faites horreur! La Vertu est toujours un peu trop tout d’une

piĂšce, elle ignore les nuances et les tempĂ©raments Ă  l’aide desquels on

louvoie dans une fausse position.

--On ne marie pas aujourd’hui, sans dot, une fille aussi belle que

l’est mademoiselle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincĂ©.

Votre fille est une de ces beautĂ©s effrayantes pour les maris; c’est

comme un cheval de luxe qui exige trop de soins coûteux pour avoir

beaucoup d’acquĂ©reurs. Allez donc Ă  pied avec une pareille femme

au bras? tout le monde vous regardera, vous suivra, désirera votre

épouse. Ce succÚs inquiÚte beaucoup de gens qui ne veulent pas avoir

des amants à tuer; car, aprùs tout, on n’en tue jamais qu’un. Vous

ne pouvez, dans la situation oĂč vous ĂȘtes, marier votre fille que de

trois maniùres: par mon secours, vous n’en voulez pas! et d’un; en

trouvant un vieillard de soixante ans, trĂšs-riche, sans enfants, et qui

voudrait en avoir, c’est difficile, mais cela se rencontre, il y a tant

de vieux qui prennent des JosĂ©pha, des Jenny Cadine, pourquoi n’en

rencontrerait-on pas un qui ferait la mĂȘme bĂȘtise lĂ©gitimement?... Si

je n’avais pas ma CĂ©lestine et nos deux petits enfants, j’épouserais

Hortense. Et de deux! La derniĂšre maniĂšre est la plus facile...

Madame Hulot leva la tĂȘte, et regarda l’ancien parfumeur avec anxiĂ©tĂ©.

--Paris est une ville oĂč tous les gens d’énergie qui poussent comme des

sauvageons sur le territoire français, se donnent rendez-vous, et il

y grouille bien des talents, sans feu ni lieu, des courages capables

de tout, mĂȘme de faire fortune... Eh bien! ces garçons-lĂ ... (Votre

serviteur en Ă©tait dans son temps, et il en a connu!... Qu’avait du

Tillet? Qu’avait Popinot, il y a vingt ans?... ils pataugeaient tous

les deux dans la boutique du papa Birotteau, sans autre capital que

l’envie de parvenir, qui, selon moi, vaut le plus beau capital!... On

mange des capitaux, et l’on ne se mange pas le moral!... Qu’avais-je,

moi? l’envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l’égal aujourd’hui

des plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus riche droguiste

de la rue des Lombards, est devenu député, le voilà ministre...) Eh

bien! l’un de ces condottieri, comme on dit, de la commandite, de la

plume ou de la brosse, est le seul ĂȘtre, Ă  Paris, capable d’épouser

une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage.

Monsieur Popinot a épousé mademoiselle Birotteau sans espérer un liard

de dot. Ces gens-là sont fous! ils croient à l’amour, comme ils croient

Ă  leur fortune et Ă  leurs facultĂ©s!... Cherchez un homme d’énergie

qui devienne amoureux de votre fille et il l’épousera sans regarder

au prĂ©sent. Vous m’avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de

générosité, car ce conseil est contre moi.

--Ah! monsieur Crevel, si vous vouliez ĂȘtre mon ami, quittez vos idĂ©es

ridicules!...

--Ridicules? madame, ne vous démolissez pas ainsi, regardez-vous... Je

vous aime et vous viendrez à moi! Je veux dire un jour à Hulot: «Tu

m’as pris JosĂ©pha, j’ai ta femme!...» C’est la vieille loi du talion!

Et je poursuivrai l’accomplissement de mon projet, à moins que vous ne

deveniez excessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en

se mettant en position et regardant madame Hulot.

--Vous ne rencontrerez ni un vieillard, ni un jeune homme amoureux,

reprit-il aprĂšs une pause, parce que vous aimez trop votre fille

pour la livrer aux manƓuvres d’un vieux libertin, et que vous ne vous

rĂ©signerez pas, vous, baronne Hulot, sƓur du vieux lieutenant-gĂ©nĂ©ral

qui commandait les vieux grenadiers de la vieille garde, Ă  prendre

l’homme d’énergie lĂ  oĂč il sera; car il peut se trouver simple ouvrier,

comme tel millionnaire d’aujourd’hui se trouvait simple mĂ©canicien il

y a dix ans, simple conducteur de travaux, simple contre-maĂźtre de

fabrique. Et alors, en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans,

capable de vous déshonorer, vous vous direz: «Il vaut mieux que ce soit

moi qui me déshonore; et si monsieur Crevel veut me garder le secret,

je vais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs, pour dix ans

d’attachement Ă  cet ancien marchand de gants... le pĂšre Crevel!...»

Je vous ennuie, et ce que je dis est profondĂ©ment immoral, n’est-ce

pas? Mais si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous

feriez, pour me cĂ©der, des raisonnements comme s’en font les femmes qui

aiment... Eh bien! l’intĂ©rĂȘt d’Hortense vous les mettra dans le cƓur,

ces capitulations de conscience...

--Il reste Ă  Hortense un oncle.

--Qui, le pĂšre Fischer?... il arrange ses affaires, et par la faute du

baron encore, dont le rĂąteau passe sur toutes les caisses qui sont Ă  sa

portée.

--Le comte Hulot...

--Oh! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies du vieux

lieutenant-général, il en a meublé la maison de sa cantatrice. Voyons,

me laisserez-vous partir sans espérance?

--Adieu, monsieur. On guĂ©rit facilement d’une passion pour une femme

de mon ùge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protége les

malheureux...

La baronne se leva pour forcer le capitaine Ă  la retraite, et elle le

repoussa dans le grand salon.

--Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle

madame Hulot? dit-il.

Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du

tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de ce grand salon

blanc, rouge et or, un cadavre des fĂȘtes impĂ©riales.

--La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie de devoir

un magnifique mobilier en faisant de cette beautĂ©, que vous me prĂȘtez,

des piéges à loups, des chatiÚres à piÚces de cent sous!

Le capitaine se mordit les lĂšvres en reconnaissant les expressions par

lesquelles il venait de flĂ©trir l’aviditĂ© de JosĂ©pha.

--Et pour qui cette persévérance? demanda-t-il.

En ce moment la baronne avait Ă©conduit l’ancien parfumeur jusqu’à la

porte.

--Pour un libertin!... ajouta-t-il en faisant une moue d’homme vertueux

et millionnaire.

--Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque

mérite, voilà tout.

Elle laissa le capitaine aprĂšs l’avoir saluĂ© comme on salue pour se

dĂ©barrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour le voir

une derniùre fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu’elle

avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel

lui dit adieu. Elle marchait fiĂšrement, noblement, comme une martyre

au Colysée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa

tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme prĂšs de se

trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruines

oĂč sa fille babillait avec la cousine Bette.

Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’en ce moment, la baronne

avait aimĂ© son mari, comme JosĂ©phine a fini par aimer NapolĂ©on, d’un

amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lñche. Si elle

ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait

cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait

des infidĂ©litĂ©s; mais elle s’était mis sur les yeux un voile de plomb,

elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche

ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle

avait obtenu la vénération de son mari, et comme un culte divin autour

d’elle. L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont

elle l’entoure, sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son

pĂšre un modĂšle accompli d’amour conjugal. Quant Ă  Hulot fils, Ă©levĂ©

dans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des gĂ©ants qui

secondÚrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place

et Ă  la considĂ©ration paternelle; d’ailleurs, les impressions de

l’enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son

pÚre; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel,

dĂ©jĂ  trop respectueux pour s’en plaindre, il les aurait excusĂ©es par

des raisons tirées de la maniÚre de voir des hommes à ce sujet.

Maintenant il est nĂ©cessaire d’expliquer le dĂ©vouement extraordinaire

de cette belle et noble femme; et voici l’histoire de sa vie en peu de

mots.

Dans un village situĂ© sur les extrĂȘmes frontiĂšres de la Lorraine, au

pied des Vosges, trois frĂšres, du nom de Fischer, simples laboureurs,

partirent, par suite des rĂ©quisitions rĂ©publicaines, Ă  l’armĂ©e dite du

Rhin.

En 1799, le second des frÚres, André, veuf et pÚre de madame Hulot,

laissa sa fille aux soins de son frĂšre aĂźnĂ©, Pierre Fischer, qu’une

blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques

entreprises partielles dans les Transports Militaires, service qu’il

dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy. Par un hasard assez

naturel, Hulot, qui vint Ă  Strasbourg, vit la famille Fischer. Le

pĂšre d’Adeline et son jeune frĂšre Ă©taient alors soumissionnaires des

fourrages en Alsace.

Adeline, alors ĂągĂ©e de seize ans, pouvait ĂȘtre comparĂ©e Ă  la fameuse

madame du Barry, comme elle, fille de la Lorraine. C’était une de

ces beautés complÚtes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à

madame Tallien, que la Nature fabrique avec un soin particulier; elle

leur dispense ses plus précieux dons: la distinction, la noblesse, la

grĂące, la finesse, l’élĂ©gance, une chair Ă  part, un teint broyĂ© dans

cet atelier inconnu oĂč travaille le hasard. Ces belles femmes-lĂ  se

ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un

des chefs-d’Ɠuvre de Bronzino, la VĂ©nus de Jean Goujon dont l’original

est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait

est Ă  la galerie Doria, enfin Ninon, madame du Barry, madame Tallien,

mademoiselle Georges, madame Récamier, toutes ces femmes, restées

belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs

excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractĂšre de

la beautĂ© des similitudes frappantes, et Ă  faire croire qu’il existe

dans l’ocĂ©an des gĂ©nĂ©rations un courant aphrodisien d’oĂč sortent toutes

ces VĂ©nus, filles de la mĂȘme onde salĂ©e!

Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait

les caractÚres sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de

ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mÚre Ève a tenue

de la main de Dieu, une taille d’impĂ©ratrice, un air de grandeur,

des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise

arrĂȘtaient sur son passage tous les hommes, charmĂ©s comme le sont les

amateurs devant un RaphaĂ«l; aussi, la voyant, l’ordonnateur fit-il,

de mademoiselle Adeline Fischer, sa femme dans le temps légal, au

grand Ă©tonnement des Fischer, tous nourris dans l’admiration de leurs

supérieurs.

L’aĂźnĂ©, soldat de 1792, blessĂ© griĂšvement Ă  l’attaque des lignes de

Wissembourg, adorait l’empereur NapolĂ©on et tout ce qui tenait Ă  la

Grande-ArmĂ©e. AndrĂ© et Johann parlaient avec respect de l’ordonnateur

Hulot, ce protĂ©gĂ© de l’Empereur Ă  qui, d’ailleurs, ils devaient leur

sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant de l’intelligence et de la

probitĂ©, les avait tirĂ©s des charrois de l’armĂ©e pour les mettre Ă 

la tĂȘte d’une RĂ©gie d’urgence. Les frĂšres Fischer avaient rendu des

services pendant la campagne de 1804. Hulot, Ă  la paix, leur avait

obtenu cette fourniture des fourrages en Alsace, sans savoir qu’il

serait envoyé plus tard à Strasbourg pour y préparer la campagne de

ï»żThe Project Gutenberg eBook of La ComĂ©die humaine - Volume 17. Études de mƓurs

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Title: La ComĂ©die humaine - Volume 17. Études de mƓurs

La cousine Bette; Le cousin Pons

Author: Honoré de Balzac

Release date: July 25, 2024 [eBook #74126]

Language: French

Original publication: Paris: Veuve Alexandre Houssiaux, 1863

Credits: Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME 17. ÉTUDES DE MƒURS ***

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Cette version numérisée reproduit, dans son intégralité, la version

originale. Seules les corrections indiquées à la fin du texte ont

été effectuées.

ƒUVRES COMPLÈTES

DE

H. DE BALZAC

LA

COMÉDIE HUMAINE

DIX-SEPTIÈME VOLUME

PREMIÈRE PARTIE

ÉTUDES DE MƒURS

TROISIÈME LIVRE

PARIS.--IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ

RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.

SCÈNES

DE LA

VIE PARISIENNE

LES PARENTS PAUVRES

(1re partie) La Cousine Bette.--(2e partie) Le Cousin Pons.

PARIS

Ve ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR

RUE DU JARDINET SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 3

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